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« Sous la peau », revue Hurle-Vent, numéro 4 Mètres carrés, Automne-Hiver 2022


Poèmes sonores - La nuit n’en finit plus

La nuit n’en finit plus est une expérience d’écriture pensée par Jeunes Critiques d’Art. Une nuit, du coucher au lever du soleil, passée dans une exposition dont on a bien voulu nous ouvrir les portes. Un temps nocturne, celui habituellement réservé au sommeil, celui parfois de la réflexion solitaire ou de la fête partagée. Celui aussi des boulots précaires et oubliés.
Pour La nuit n’en finit plus, le temps nocturne devient celui de l’incursion prudente dans un lieu fermé, celui de la rencontre avec l’art quand tout est fini, quand tout le monde est parti. Que reste-t-il de nos pratiques critiques et littéraires lorsqu’on n’a qu’une nuit, toute une nuit, pour écrire, lorsqu’on est coincé·e·s avec les œuvres ? Jeunes Critiques d’Art a voulu, par l’expérience collective, transgresser les lieux et les temporalités de l’écriture. Réunis en album, les textes rédigés par les critiques sont à écouter sur toutes les plateformes audio.


« Ta langue sent la solitude », Jeunes Critiques d’Art, 2024
« Vert soleil amour esseulé », Jeunes Critiques d’Art, 2022
« Le dos rouge », Jeunes Critiques d’Art, 2021







« Sous la peau »

À Mamina.


sous ton absence, la maison s’écroule.


180 mètres carrés de peau étirée 
                                de peau arrachée
                                de peau écorchée.

et un jardin
            et la tombe du chat
                        et celles des oiseaux et des trognons de pommes.



parmi les souvenirs et les herbes folles,
le sang coagule.


tou·tes les habitant·es de la maison ont disparu.

à son seuil, je m’enveloppe dans un cri silencieux
                                                   - un long manteau d’abnégation
                                                   - un habit-insomnie.

j’avance les yeux crevés
les lèvres fermées
puis :

il n’y aura plus jamais de sourires
                                     de tendresse
                                     d’histoires après le café.

il n’y aura plus jamais d’été
                                     d’enfance
                                     de nougat glacé.


je me cogne aux murs
insensible

je tombe dans les escaliers        

une vie en carton
une vie en désordre
une vie froide rouge nuit
                                                                                                                                                     
je me sens obligée

je me sens obligée de faire ces gestes qui tordent 
           les bras 
                           et le visage :

plier les draps
trier les magazines
déchirer le papier peint
                       - celui sur lequel le grand-père a dessiné, aussi.

peut-être découpera-t-on soigneusement le croquis déguisé en carafe ombragée

peut-être pas 
                           et ce vestige                           s’oubliera

            effacé par les années et l’esprit encombré de meubles
                                                           et de non-dits.

la poussière s’infiltre entre mes phrases et les lames du parquet 


sensation d’être au mauvais endroit
le cœur-groseille
le corps-épine
: mauvaise graine.

dans la cuisine,
dans la chambre, 
dans le salon,
sans toi,
les objets n’ont plus d’âme

dans la salle de bain,
dans le grenier, 
dans le couloir,
sans toi,
cassure morsure déchirure.


180 mètres carrés de peau morte
                                de plis et de replis
                                de tristesse.

180 mètres carrés et pas une seule fenêtre…
enfermée, les paupières grises sous un ciel inexistant

cloîtrée, en-dehors du monde et du corps…

je croise mon reflet dans ton miroir


alors :
je marche sur du verre pour me souvenir
me souvenir de ce que c’était d’être auprès de toi.


alors :
la chair de ta chair
tes joues douces et mes mains noueuses.



Mamina,
il n’y aura plus jamais de mots nouveaux
                                               de phrases répétées
                                                           de biffures sur les lettres
                                               du prénom mal prononcé.

Mamina,
sous ma peau, des milliers de cellules sont à toi
            et pourtant,
                        tu n’es plus là.



« Ta langue sent la solitude », Nuit 3, 30 mars 2024

Elle t’observe, de l’extérieur. Même dans la nuit, elle te distingue. Elle reconnait le bruissement de tes pas. Le miaulement de ta bouche. Elle se souvient des murmures contre sa peau. De ta silhouette courbée. Du ventre gluant. Des corps élastiques. Il pleut dehors. La vitre suinte, tandis que ses lèvres s’entrouvrent. Des mots creux, sûrement. La nuit les engloutit comme dans un rêve sans image. Et soudain, tu as la trouille, de l’autre côté du grillage. Elle te voit fuir, seule dans le noir d’une salle d’exposition.

Pour te soustraire à son regard, il t’a fallu emprunter des détours. Contourner les pièges d’un soleil absent et t’engouffrer dans un escalier métallique. Farouche, tu te calfeutres sous un halo violet. Tu espères secrètement être dévorée par les ombres. Raté. Sur les murs, tu croises ton reflet gondolé. Jamais, tu ne te reconnais. Des rides électriques parcourent ton visage. Des lianes sans racine, sans vie ni chaleur. Un visage informe, anonyme. Des portes se claquent et des plantes meurent, sous les couinements d’un triste mécanisme rouillé. Tu crois sentir du sang couler entre tes jambes. Cela fait mal, comme la succion d’un moustique que l’on écrase. 

Pourtant, tu n’es pas émue, face aux archives d’un monde en ruine. Tu ne crois pas au grand tout, à chacun·e sa place, à la résilience etc. Elle se moquait de toi, de ton pessimisme joyeux, avec ou sans sarcasme. Tes fantômes ont un goût âcre et l’odeur d’un marécage. Dans sa bouche, ta langue sent encore la solitude.


  Dans le cadre de la Biennale Nova_XX, curatée par Stéphanie Pécourt, au Centre Wallonie-Bruxelles, à Paris.
« Vert soleil amour esseulé », Nuit 4, 29 mai 2022

Mes yeux clignent sous le soleil verdâtre. La tête penchée, j’hume le parfum des pierres, du parquet imprégné de miel et des plantes malodorantes. Entre les lattes poussiéreuses, des souvenirs ressurgissent comme une fiction que l’on crée en instantané – celle d’un amour non-partagé, dont le corps se revigore lorsque l’hiver s’efface.

Entre la cendre et les chardons, l’intimité de deux âmes amantes se déploie. La cire se répand, dégringole contre la peau – une sensation de chaud. J’imagine le bruit de l’eau, celui de la fontaine que l’on alimente sans cesse d’images et de rêves. Le clapotis résonne comme le début d’une passion-fusion. Une histoire avec des lendemains qui brûlent et des lèvres bleues : une histoire que l’on ne racontera pas, mais dans laquelle on peut se cloîtrer lorsque la nuit nous ment. Au petit matin, dans cet espace traversé de lumière naturelle, tout reste à défaire et à grignoter. Rien n’empêchera le printemps dissimulé d’être empli de fantasmes et d’orgasmes. Hourra ! 

Trois petits êtres me font face avec leurs tignasses éparpillées : des monstres bienfaiteurs qui protègent le ventre de la peur, du devoir, de la vie dont on ne veut pas et qui s’immisce. Ces herbes folles me font de l’œil, comme un sortilège qui nous dit « ne pas toucher ». J’ai envie de les cueillir, d’en faire des bouquets et de les accrocher à ma boutonnière, comme le signe d’une rébellion douce aux pouvoirs anxiolytiques et aphrodisiaques. En avoir plein la bouche et plein le cœur, de ces tiges verdoyantes, de l’eau sucrée et des mots-égratignures ! 

Impression d’être une femme gelée, prisonnière d’un jardin qui ne dit pas son secret. Tout semble calme et je me dis que notre seule solution c’est de grandir comme un chemin gorgé de cailloux gris-ronds-pointus-tordus. De faire bruit en marchant. D’avoir des papillons en bas du ventre. De ramasser des carcasses ailées et des amours esseulés. De regarder ce qu’il y a en-dessous du plancher…

Plus loin, un lapin étrange m’effraie. Il est le gardien d’un monde que je ne connais pas encore – un monde qui creuse le sol et les préjugés. La béance qu’il surveille m’attire comme une enfant face à un vide à combler. Si je mets ma main, mon corps, ma vie, est-ce que je serai broyée par ce tunnel sans fond ? Ce toboggan sauvage sera-t-il un lieu mortuaire ou celui d’une renaissance ? Au fond des entrailles, la tourmente et le désir déterré.

Dans le cadre de l’exposition Dans un jardin qu’iels ont su garder secret de L. Camus-Govoroff, curatée par Camille Bardin, dans l’artist-run-space The Left Place, à Reims . 
« Le dos rouge », Nuit 2, 12 décembre 2021

Les empreintes de pas habitent le sol gris-miroir ; les poussières d’hiver se glissent dans les recoins ; la vie grignote et je ne l’entends pas... Dans la lumière artificielle des lampadaires montreuillois, les traces de l’extérieur se brisent, fracturées par l’absence. Le public flâneur, distrait par les couleurs bleutées qui émanent des soupiraux, n’y a plus accès. Demain, le livre d’or aux pages cornées sera le seul témoin. Il n’y aura plus personne pour se courber, se hisser sur la pointe des pieds et inspecter les recoins de cette salle d’exposition inanimée. L’espace sera bientôt vide – j’y laisse quelques cheveux, des miettes sur la table et des souvenirs de janvier 2020.

Sous ma langue, les feuilles mortes se chamaillent, tandis que le corps démange. Le vin se mêle à la peau rougie-grattée-cachée. Jusqu’au sang, si l’on pouvait : s’écorcher le visage céramique, s’arracher le costume lambeaux, se débarrasser des barreaux mirages devant les yeux. Mes lèvres craquellent comme des mots que l’on n’ose pas prononcer. J’écoute le cliquetis des claviers d’ordinateur s’harmoniser avec l’horloge de l’accueil. À côté de moi, il y a le bruit de la pluie et de l’indicible.

Je me recroqueville sous une marquise sépulcrale, au seuil d’un endroit qui n’existe pas et que je n’ai pas envie d’imaginer. Un vêtement suspendu est laissé là. J’aimerais qu’il appartienne à quelqu’un·e qui me manque, que j’aime, pour m’en saisir sans culpabilité. Ne pas toucher, ne pas sentir, ne pas caresser des objets-fétiches qui ne sont pas les nôtres. Face à moi, derrière le mur imposteur, se déploie un monde que je ne connais pas. À l’intérieur des soupiraux, des tuyaux-serpents décapités font résonner en moi le goutte-à-goutte d’une fuite d’eau irréparable – celle de mes yeux embués lorsque la nuit tombe sur mon rêve.

La bulle que je me suis créée pour pouvoir écrire s’étiole... Je pourrais raconter ce que ces fenêtres m’évoquent – ou plutôt, ce que les trous béants dans leurs grillages sous-entendent. La musique dans mes oreilles grésille : ce sont les bruits de la rue qui s’éveille. Je ne parviendrai pas à composer davantage et ce texte restera à jamais inachevé.

Dans le cadre de l’exposition System soupir de Lou Masduraud, curatée par Thomas Conchou, à la Maison Populaire de Montreuil.