« Pol Pi. Galatée émancipée », Me too,
Galatée, Pol Pi, Centre Pompidou, Paris (15.10.20) - Jeunes Critiques d’Art, 2021
Il est parfois étrangement difficile d’écrire sur une chose que l’on a
aimée, qui continue de nous habiter, de nous faire vibrer et réfléchir.
Cela fait maintenant trois fois que j’essaie de commencer de
différentes manières ce texte. Faut-il parler de ce sentiment de
désarroi qui semble occuper tout l’espace de mon corps et de mon esprit ?
J’écris d’un temps où il n’est plus possible d’aller voir des
spectacles le soir, après 20 heures. Il n’est plus possible d’apercevoir
des salles pleines à craquer d’un public impatient, des théâtres
grouillants d’une foule charmée par des artistes, applaudissant à
l’unisson ou s’en allant, déçue par ce spectacle pourtant prometteur. À
Paris, les lumières sont éteintes et les rideaux sont tirés à la nuit
tombée. On se faufile désormais dans le métro, toujours aussi bondé,
afin de ne pas rater des représentations à 19 heures, 18 heures, voire
17 heures… Les salles se vident progressivement, les artistes se
blessent, les équipes se fatiguent. L’Automne et son Festival ont
mauvaise mine, l’œil cerné et les réveils, après les annonces
gouvernementales, sont pénibles.
Il est parfois étrangement difficile d’écrire sur une chose que l’on a
aimée. J’ai peur de froisser les souvenirs. De déplier les mauvaises
phrases. Les mots nous font parfois défaut… Les images aussi. La
première fois que j’ai vu la performance Me too, Galatée du
chorégraphe brésilien Pol Pi, c’était sur l’écran de mon ordinateur.
J’ai regardé quelques extraits, accélérant parfois certains passages,
intriguée, mais presque ennuyée. Le mythe de Pygmalion, tout le monde
(ou presque) le connaît ! En histoire et en philosophie de l’art, le
sculpteur Pygmalion c’est le paradigme de la Création – et surtout du
Créateur. Lorsque l’on évoque ce mythe antique, j’ai souvent en tête le
tableau de Jean-Léon Gérôme : dans la pénombre d’un atelier, une statue,
dont le marbre devient chair, se penche vers son créateur pour
l’embrasser fougueusement. En somme, une femme créée de la main de
l’homme, fruit de son travail acharné et objet de son désir. Pygmalion,
tout le monde (ou presque) le connaît – Galatée, un peu moins. (1)
Jeudi 15 octobre 2020. Il est un peu plus de 21 heures, le Forum du
Centre Pompidou se remplit progressivement d’esprits échauffés par la
conférence inaugurale de Paul B. Preciado. Le séminaire du philosophe
vient de s’achever et le public s’agglutine déjà autour de cette scène –
ou plutôt de cette arène – où vont s’affronter deux corps, celui d’un
mannequin en plastique et celui du chorégraphe transmasculin Pol Pi. En
regardant son corps pixelisé, à travers mon écran, j’ai manqué quelque
chose : l’attente, le partage, la sensualité, l’humour… Et
l’insoutenable fragilité d’un corps qui s’expose dans le contexte actuel
et dans des institutions qui invisibilisent habituellement les corps «
non conformes », ces corps « hors normes », inclassables et inclassés.
Ici, au Centre Pompidou, Pol Pi performe sous le portrait de l’ancien
Président, Georges. Ultime pied de nez à l’institution et à l’ancien
pouvoir.
Rituel dionysiaque ou catharsis libératrice ? Avec sa performance Me too, Galatée, Pol Pi déconstruit avec humour et sensibilité l’idéal féminin, tout en dénonçant la violence des diktats de beauté et du male gaze.
Comme un miroir déformé, il se place face à un mannequin aux
proportions standardisées. Nu, il expose son corps, ses jambes, son
ventre, ses fesses… Son sexe ? Entre ses jambes, il place un téléphone
portable, caméra tournée vers le public voyeur. La foule aussi est
filmée, observée. Pol Pi prend son temps, il n’est pas pressé. Il joue
le rôle de la statue après tout… Il s’assoit sur un socle, écarte les
jambes, nous regarde le regarder. Le rite peut commencer.
À partir d’un panier de fruits et légumes, Pol Pi fabrique un
cérémonial joyeux et un costume gourmand. Des colliers de fraises, des
bracelets de poivrons, un masque en laitue et une coiffe de bananes… Aux
confins du grotesque, chaque aliment vient orner le corps de Pol Pi,
lui donner une forme plus « féminine ». Ces prothèses fruitées sont
partagées avec le public. Covid oblige, cette fois-ci ce ne sera pas de
vraies bananes que l’on peut manger. (2) Mais l’échange est bien là,
entre nous et lui : une communion. Parfois des rires complices. Mélangés
à du gel hydroalcoolique, ces éléments organiques évoquent le lexique
sexiste employé par certains hommes pour parler des femmes comme des
objets de consommation « que l’on dévore du regard ». Ce regard à la
fois inquisiteur et lubrique est le symbole de la violence patriarcale.
Celle que l’on subit ici, en France, mais aussi (et surtout) celle qui
est subie au Brésil, le pays d’origine de l’artiste. Créée en 2018,
juste avant l’élection du président Jair Bolsonaro, cette performance
est le résultat d’une urgence à parler, à se montrer, à résister. Par la
danse, par le geste, par la communauté.
Face aux paroles entremêlées d’hommes qui prétendent sculpter le
corps des femmes, Pol Pi affirme avec conviction : « Non, un homme ne me
définit pas, ma maison ne me définit pas, ma chair ne me définit pas,
je suis mon propre chez moi. » (3) C’est la fin de la performance et
l’on a envie de chanter avec lui ces paroles. De les crier. Pour que
tout le monde les entende. Pour que tout le monde connaisse Galatée.
Pour que toutes les femmes et toutes les minorités se rassemblent. S’il
fallait choisir une seule voix, ce serait celle de Pol Pi, notre Galatée
émancipée. Il est un peu plus de 22 heures et je suis déjà ivre de ce
moment, qui cessera d’exister l’instant d’après, le jour d’après, la
semaine d’après. Je suis ivre de cette performance, de cette délicatesse
bouleversante de Pol Pi et de son public, qui se tiennent ensemble,
sous le regard perplexe de l’ancien monde. Il est parfois étrangement
difficile d’écrire sur ce que l’on a aimé… On voudrait charger les mots
des images qui sont gravées dans notre mémoire, des sensations diffuses
qui nous envahissent, de la beauté du moment. On ne peut qu’écrire : «
C’était là, c’était beau. »
Pol Pi, Me too, Galatée © Marc DommageTexte rédigé en octobre 2020.
(1) Raconté par Ovide dans ses "Métamorphoses", le mythe de Pygmalion
retrace l’histoire du sculpteur Pygmalion qui tombe amoureux de sa
propre création, une statue nommée Galatée.
(2) Habituellement, Pol Pi distribue de véritables fruits au public, qui
est invité à les manger. Afin de respecter les normes de sécurité
sanitaire, l’artiste a remplacé ces aliments par des bananes en
plastique.
(3) Paroles de la chanson "Triste, Louca ou Má" de Francisco, El Hombre.