Jean-Baptiste Perret, L’Hiver et le 15 août, 2018, film HD, photogramme © Jean-Baptiste Perret
« Jean-Baptiste Perret. Sans casser des œufs », L’Almanach des aléas, Fondation d’entreprise Ricard, Paris (08-13.07.19)

Des œufs, du millepertuis et des bêtes lumineuses (1)… Autant de manières de se guérir, que les quatre habitant·es du Massif central, filmé·es par Jean-Baptiste Perret, expérimentent. Chacun·e à sa manière, ils et elles tentent de réduire la souffrance infligée par la solitude, la vieillesse ou le surmenage. Isolé·es au cœur des montagnes du Parc naturel régional Livradois-Forez, dans lequel Jean-Baptiste Perret a travaillé pendant plusieurs années, ces personnages se rencontrent et se racontent leurs histoires. Sa caméra en main, Jean-Baptiste Perret se concentre sur des instants ou sur des détails ; il enregistre leurs gestes, leurs anecdotes et leurs récits personnels, tissés de croyances, de vérité et de fiction.

Les personnes filmées par Jean-Baptiste Perret sont bien des personnages : si leurs discours semblent authentiques, des procédés de fiction viennent tordre le réel et brouiller l’apparente objectivité des vidéos. La mise en scène interfère avec les scènes quotidiennes et la véracité des échanges : les conversations ordinaires sont parfois surjouées, les protagonistes prennent des poses et accentuent leurs traits caractéristiques – pour ne pas dire leurs masques. Ainsi, dans la vidéo Le Massage à l’œuf, Christiane, la bergère, apparaît comme une femme âgée et superstitieuse. Souffrant de douleurs articulaires, elle demande à Jean-Marc, son ami, de la soulager. Entre croyances religieuses et « naturopathie » populaire, Jean-Marc, apprenti masseur aux techniques insolites, la guérit de son mal. Cette réduction du malheur (2) vide le guérisseur de son énergie. Lui aussi a besoin d’aide, de millepertuis (3) et de compagnie. Sous couvert de documentaire, on soupçonne la performance. Les gestes et les paroles sont entendues et attendues : Christiane et Jean-Marc reproduisent les manières d’agir de la personne malade et du soignant. Les personnages de Jean-Baptiste Perret jouent toujours des rôles, y compris le leur.

Christiane et Jean-Marc ne sont pas actrice et acteur de formation. Et si la fiction occupe une place essentielle dans la pratique filmique de Jean-Baptiste Perret, celui-ci maintient une approche documentaire : il ne fait pas appel à des professionnel·les et ses vidéos sont fondées sur l’improvisation. La fiction fait émerger une réalité qui n’aurait pas existé sans la mise en place d’un dispositif documentaire. L’introduction de la fiction engage cependant une nouvelle approche du réel et permet de penser qu’une forme de vérité peut surgir du jeu, de la performance ou de la feintise. La pratique de Jean-Baptiste Perret se rapproche de ce qu’Aline Caillet nomme le « documentaire filmique » ou « documentaire artistique », défini comme « une pratique hybride, qui mêle cinéma, vidéo et performance, qui se confronte à l’expérimental et s’affranchit de la relation authentique au réel que [le documentaire] devrait pourtant garantir » (4). Chaque vidéo est une composition du réel, avec et grâce aux personnages, et donne à voir un aspect de la réalité et de la vie dans les montagnes du Massif central. Empreint de l’esthétique documentaire classique l’art de Jean-Baptiste Perret n’est en rien voyeuriste. L’artiste entretient des relations privilégiées avec les personnes qu’il filme : ce sont ses proches et, pour réaliser ses vidéos, il s’est adapté à leurs rythmes, à leur quotidien et à leurs envies. Au cœur de la fiction, Jean-Baptiste Perret inscrit ainsi l’authenticité et la bienveillance.

Le format court des vidéos permet à Jean-Baptiste Perret de s’intéresser aux détails, aux choses banales et aux douleurs ordinaires. Comme en des tableaux vivants, ses vidéos saisissent la montagne, ses habitant·es et leur mal-être en plans fixes. Dans La Hutte, les trois protagonistes sont isolé·es, en plein hiver, dans la montagne. Marion et Jean-Claude se réchauffent près d’un feu en plein air, tandis que Jean-Marc se trouve dans un petit abri. Le temps semble suspendu : les plans fixes sont longs, les mouvements lents et l’action presque inexistante. Seuls les crépitements du feu et le cri de Jean-Marc, à la fin de la vidéo, viennent troubler cette composition. Inspiré par les primitifs flamands, 
Jean-Baptiste Perret semble reproduire des tableaux de Pieter Bruegel. Le thème des saisons est omniprésent dans ce cycle de travail, et plus particulièrement l’hiver dans La Hutte. Comme dans un espace pictural, Jean-Baptiste Perret nous fait entrer progressivement dans celui de sa vidéo. Il s’attarde sur le bruit du vent, sur des gestes simples – mettre ses mains près du feu, enfiler ses chaussures –, et sur les montagnes. Chaque plan est un focus sur un détail de la scène en général, et permet de voir et de comprendre ce qui se passe. Cette composition mystérieuse se concentre sur Jean-Marc et son étrange rituel. Rompant avec l’ordinaire et le calme apparent de la montagne, il sort de la hutte et s’élance, nu, dans le paysage enneigé. Comme un exorcisme, cette scène paraît libératrice : son cri est comme un cri de soulagement et il ne semble faire plus qu’un avec son environnement. Dans un même plan se confrontent ainsi la dureté de l’hiver, ses nuances de blanc et son froid glaçant et l’expression de la joie simple, face à une nature qui guérit les plaies les plus intimes. Un retour aux sources nécessaire.


(1) Nous faisons ici référence au film de Pierre Perrault, La Bête lumineuse, 1982.
(2) Pour reprendre le titre de l’installation vidéo de Jean-Baptiste Perret, Pratiques de réduction du malheur, 2018. Ce titre fait lui-même référence à l’ouvrage de l’ethnologue Jeanne Favret-Saada, Les Mots, la Mort, les Sorts, 1977.
(3) Voir la vidéo de Jean-Baptiste Perret, Le Millepertuis, 2018.
(4) Aline Caillet, Dispositifs critiques. Le documentaire, du cinéma aux arts visuels, Presses universitaires de Rennes, 2014.